Ni elle sans lui, ni lui sans elle: incompétence parentale et réparation sexuée dans les contes de Grimm

D’où vient l’étrange fascination qu’exercent encore sur nous les contes des frères Grimm, les Kinder und Haus Märchen dont la première publication remonte à 1812 ?1

Nous n’avons simplement plus idée du monde dont ils nous parlent. Dans la débauche de notre consommation électrique contemporaine, comment même se représenter l’épaisseur de la nuit où se déroule le plus souvent l’essentiel du conte ? Comment se représenter la faim omniprésente, qui suffit à faire d’un simple bon repas l’essentiel d’une récompense proprement magique ? Quand même les pays du bloc communiste ont fini par basculer dans le camp des « démocraties », comment comprendre notre émotion à l’idée que la réussite du héros se résume à épouser la fille du roi ?

Pour insérés qu’ils soient dans une tradition peut-être millénaire, les contes de Grimm continuent de nous toucher au plus profond de notre moi : ils nous racontent l’incompétence de nos parents – parfois leur méchanceté – ils analysent avec une perspicacité sans faille tous les obstacles que cette incompétence parentale a jetés en travers de notre accomplissement d’êtres sexués.

Mais comme la vieille « sage-femme » ou le sorcier bienfaisant que le héros va croiser sur le chemin de sa désespérance amoureuse, ils nous disent aussi :

« Rassure-toi »…

Introduction : un thème étrange et récurrent

Lorsque, de façon fort marginale par rapport à mes recherches d’alors centrées sur les risques des médicaments et sur la brutalisation médicale du corps féminin, j’ai commencé à travailler sur le corpus des contes de Grimm – étrangement méconnu dans notre pays –, nous étions à l’été 1982 et je n’avais, à leur sujet, aucune préoccupation politique ou philosophique, encore moins militante. Simplement, je cherchais à mieux comprendre un thème étrange et récurrent (qui n’était d’ailleurs pas propre à ce corpus), qui me bouleversait : celui de la fiancée oubliée. Un homme oublie la femme qu’il aime et celle-ci, loin de chercher consolation ailleurs – ou de mourir de chagrin – part à la recherche de son ex-amant ; après de terribles épreuves, elle parvient à le reconquérir.

Très vite, cependant, j’allais rencontrer une difficulté. Pour remettre les choses en contexte, il faut rappeler que si les excès d’un certain féminisme ont fini par délier les langues et justifier aujourd’hui un minimum de dissidence, remettre en cause les présupposés du féminisme triomphant était simplement inconcevable à l’époque dont je vous parle. Ce n’était pas qu’il fallait assumer de risque de passer pour rétrograde, voire pour « mal baisé(e) », c’est que la dissidence était simplement inaudible. Or, pour essayer de comprendre ce qui se passait dans ces contes, il allait falloir, à l’évidence, s’asseoir sur l’un des dogmes les plus intangibles de l’époque – celui de « l’égalité » (entendez : la similarité) hommes/femmes. Ainsi, alors que, dans la série d’histoires traitant du même thème, les responsabilités dans l’éclatement initial du couple étaient assez équitablement réparties – tantôt sa faute à lui, tantôt sa faute à elle – c’est systématiquement à la femme qu’il incombait de partir à la recherche de son oublieux amant, et de souffrir pour le retrouver. Il allait falloir affronter tout un tas d’autres différences non moins sexuées et parfaitement signifiantes dans l’économie de l’histoire : par exemple, que quand l’homme allait dehors pour chasser ou pour faire la guerre, la femme, elle, se retrouvait à filer entre les quatre murs de sa maison ou de son château… Et je ne vous parle ni des fausses fiancées auxquelles l’homme – et lui seulement – allait succomber, ni des phases du cycle lunaire qui allaient rythmer la quête de la fiancée oubliée…

Reliquat d’une mentalité patriarcale ancienne et dépassée ? Que non pas ! Il était évident par exemple que, dans la société des contes, les savoirs sur le sexe et la procréation étaient l’apanage de la communauté des femmes et non, comme aujourd’hui, de cette médecine misogyne et machiste à la dénonciation de laquelle je consacrais par ailleurs tellement de mon énergie. De plus et à y regarder de plus près, l’idéal de fidélité dépassait largement le thème de la fiancée oubliée duquel j’étais parti, et on allait trouver des histoires où l’homme acceptait – lui aussi – de souffrir aussi atrocement qu’injustement pour retrouver l’objet de son amour.

Bref, il allait falloir comprendre qu’essayer d’interpréter ces contes, ce serait jeter une pierre dans le jardin du féminisme contemporain. En témoignerait indirectement le sort atypique de mon livre2 qui, bon gré mal gré et malgré le silence obstiné de la critique, allait comme naturellement faire l’objet de plusieurs éditions successives, comme s’il répondait – modestement, certes – à un besoin sourd et indicible.

Vice beaucoup plus grave qu’une remise en cause de l’égalité : à la différence du très galant Charles Perrault (1628-1703), pourtant antérieur d’un siècle et demi et acharné à démontrer, dans Peau d’Âne, que la seule issue pour la fille d’un père incestueux serait de SE faire pardonner3, les contes de Grimm offraient un tableau impitoyable de l’incompétence parentale et, pour ce qui concernait la problématique qui commençait de m’intriguer, des séquelles de cette incompétence sur les enfants, subtilement différenciées selon qu’ils étaient de sexe masculin ou féminin. Or, ce constat contredisait frontalement celle du célébrissime livre de Bettelheim4, évangile des contemporaines émancipées et qui consistait justement à réinterpréter la représentation des enfants martyrisés comme un simple fantasme victimaire : ce n’étaient pas les jeunes qui se trouvaient maltraités par des adultes incompétents, c’était juste que ces petits cons se contentaient de projeter des fantasmes agressifs qui n’avaient jamais existé que dans leur tête et qui ne faisaient que traduire leur agressivité à l’endroit des parents (la fonction du conte étant alors de leur faire comprendre qu’ils faisaient fausse route). Rien que du bonheur5, quoi, chez les matriarches enfin dotées d’une clé pour évacuer que s’il est facile d’attirer dans son lit des mecs sous réserve qu’ils soient anodins, il y a toujours un prix à payer en termes des gosses qu’on fait avec. Si j’ai déjà eu l’occasion de vous exprimer mes doutes quant au monopole masculin de la violence sexuée, j’ai toujours pensé que la maltraitance des petits par les grands était le point aveugle de la bonne conscience moderne dès qu’il s’agit de sexuation – et que, dans cette maltraitance, les mères jouaient un rôle d’autant plus actif et prédominant qu’elles n’étaient, justement, limitées par aucun tiers séparateur.

Le hasard allait faire qu’exactement contemporain de la publication de mon livre, le décès de Bettelheim allait démasquer la perversité du personnage, affabulateur de relations avec Freud qui n’avaient jamais existé, s’inventant une formation psychanalytique qu’il n’avait apparemment jamais reçue, s’appropriant des résultats thérapeutiques avec des enfants « autistes » qui étaient ceux de son épouse et non les siens (ou qui n’avaient jamais été plus autistes que vous ou moi), et finalement accusé de gestes « inappropriés » – comme on dit en américain politiquement correct – à l’endroit de gamins sans défense qui lui avaient été confiés : rien de moins que ce que nous donnaient à voir avec tant de crudité les contes que le psychanalyste austro-américain s’était donné tant de peine à falsifier, pour le plus grand bonheur des matriarches. D’où la remarque désabusée de ma préface à la seconde édition :

“Reste, par conséquent, le consternant constat qu’il ait fallu à tant d’individus de ma génération si « libérée » un maître à penser de cet acabit pour se figurer l’imaginaire de leur progéniture et refouler, au prix de quelque falsification que ce soit, la culpabilité de l’égoïsme adulte… Fut-il pourtant génération plus égoïste – à force d’individualisme vain et d’arrogance impulsive – dans l’éducation de ses petits ? (…) La farce de l’imagination au pouvoir [slogan soixante-huitard s’il en fut] s’achève en un retour de bâton sur la tête de Guignol : n’est pas poète qui veut.”

Surtout chez un auteur de langue allemande (ayant donc un accès naturel au texte original), la falsification de Bettelheim était d’autant plus flagrante que, malgré une volonté marquée d’interdire l’accès à leurs sources (les Grimm ayant délibérément détruit les notes qu’ils avaient enregistrées sur le terrain), la violence des adultes sur les enfants était l’un des rares thèmes dont les deux frères avaient tenu à garantir l’inspiration réaliste. En effet, après avoir souligné que leurs contes s’adressaient bien aux adultes – annihilant de la sorte la thèse de Bettelheim qu’ils seraient destinés à réformer l’agressivité naturelle des enfants à l’endroit des adultes – les Grimm écrivaient textuellement, dès leur première préface (1812), que « la plupart des situations sont si simples que beaucoup les ont déjà rencontrées au cours de leur vie », n’hésitant pas à illustrer leur propos par l’exemple de ces chaises que les belles-mères « donnent à leurs enfants naturels », tandis que les enfants d’un premier lit « doivent rester debout parce qu’ils n’ont pas de chaise »…

Des deux cents contes ainsi réunis par les deux érudits allemands, il me fallait forcément faire un choix pour ce soir. En commençant par Blancheneige, je n’ai pas – malgré les apparences – fait le choix de la facilité : car je suis sûr que la plupart d’entre vous vont vite apercevoir qu’ils n’ont jamais eu connaissance du texte original, malgré sa force. Je ne serais pas loin d’affirmer que si terrible qu’il soit, ce conte sur le débridement de la sauvagerie maternelle à l’encontre des filles reste sans doute le plus actuel. Quoi de plus pertinent, me semble-t-il, pour une réflexion sur la modernité, que cette histoire qui montre si clairement le refus du vieillissement – symptôme de cette « fuite éperdue devant la mort » où Castoriadis voyait « l’ultime vérité de la société occidentale contemporaine »6 ?

Mais ce conte illustre, également, quelque chose de bien plus impressionnant encore, à savoir la violence sans limite des femmes entre elles, la violence qui n’a besoin d’aucun objectif même égoïste pour tourner à plein régime jusqu’à la folie : « Blancheneige doit mourir, quand il m’en coûterait ma propre vie » s’écrie la belle-mère exaspérée par l’échec réitéré de ses tentatives meurtrières à l’endroit de sa belle-fille. Au classique « c’est lui ou moi » qui préside aux affrontements décisifs entre deux hommes, la reine enragée a donc substitué une alternative démente : « ce sera elle ET moi »… Nous revient en écho un autre propos, politiquement très incorrect, du même Castoriadis7:

“Disons en passant, contre une certaine démagogie du féminisme contemporain, que nulle part cette ambivalence n’est si grande qu’entre mère et fille, qu’aucune haine entre fils et père n’atteint l’intensité, la destructivité, la morbidité et la cruauté que la clinique nous montre si souvent entre mère et fille. Constatation qui conduit à un certain scepticisme devant l’idée selon laquelle ce sont toujours les hommes qui ont introduit la haine, la violence et le mal dans l’histoire de l’humanité, les femmes ayant toujours été du côté de l’amour, de la douceur angélique, etc.”

Après cette histoire sur la haine des mères à l’endroit de leurs filles, le conte La jeune fille sans mains nous introduira aux effets de l’incompétence cette fois paternelle, mais toujours sur les filles. Il nous introduira, également, à ce que j’évoquais tout à l’heure, à savoir le dévouement absolu où l’amour peut conduire un homme aussi : « Le roi parcourut le monde pendant sept ans, et il les chercha dans toutes les fentes de rocher et dans les cavernes (…) Il ne mangea ni ne but pendant tout ce temps (…) ». À dire vrai, la version des Grimm – où le père coupe les mains de sa fille sur injonction du diable – gomme un peu un déterminant qui, à sa façon, vaut bien la sauvagerie de la belle-mère de Blancheneige, puisque la jeune fille sans mains renvoie à une histoire ancienne étonnamment récurrente (par exemple, sous le titre La Belle Hélène de Constantinople) dont le thème est celui d’un père qui veut coucher avec sa fille au motif qu’elle est extraordinairement belle. Pour la punir de son refus, il lui coupe les mains ainsi que, selon certaines versions, les seins : pas besoin d’avoir lu tout son Freud pour interpréter la perversité de la vengeance paternelle visant à sauvagement mutiler la jeune femme tout autant dans son pouvoir de faire que dans celui de séduire. La crudité du motif se voit donc un peu gommée par les Grimm, mais il incombe toujours à l’Amant de restaurer sa Bien-Aimée dans une féminité tragiquement compromise par une incompétence paternelle indubitable, même si la tonalité incestueuse en a été occultée.

Je n’aurai pas à commenter beaucoup le dernier conte choisi, L’ondine dans l’étang, dont le déroulement narratif apparaît extrêmement clair sur la base de tout ce qui vient d’être dit : cette fois, c’est bien un jeune homme dont le devenir amoureux va se trouver compromis par l’incompétence paternelle, et dont le salut – extrêmement périlleux, et rythmé par les phases de la lune – va passer par une collusion des femmes, la jeune qui aime et la vieille qui sait.

Mère contre fille, père contre fille, père contre fils… J’avoue que je n’ai pas trouvé ce qui eût été le dernier élément de la série : des contes traitant de l’incompétence maternelle et de ses conséquences sur le développement des fils. Il est possible que ça n’existe pas, et que cette absence soit significative. Mais quels que soient les trous de la littérature merveilleuse sur le sujet (ou simplement les insuffisances de mes recherches bibliographiques), il suffit de regarder autour de soi pour apprécier, en grandeur réelle, l’impact des mères incompétentes sur le développement amoureux de leurs garçons : je suis certain que beaucoup d’entre vous voient bien ce dont je veux parler8

La mauvaise mère

Commençons donc par nous interroger sur les contresens ahurissants de la version de Blancheneige que vous connaissez probablement le mieux : celle de Walt Disney.

Pourquoi avoir imaginé, contre l’évidence du texte original, la survenue de la jeune fille comme un rayon de soleil dans une maison abandonnée à la crasse et au désordre de sept célibataires endurcis ? Pourquoi avoir même évoqué un trouble penchant des petits hommes pour leur compagne ? Dans la version des Grimm, pourtant, il n’y a aucune équivoque : à l’intérieur de la cabane où l’enfant épuisée vient d’entrer, tout est « si mignon et si propre qu’on ne saurait en donner une idée. » La nappe est « blanche », les draps sont « blancs comme neige. » Quant à la prétendue attirance des nains pour leur protégée, elle est inexistante, et Blancheneige est tellement féminine qu’il s’agit là, justement, d’un point essentiel à l’intelligence de l’histoire. Le choc des nains, en la découvrant, est purement esthétique, et non sensuel: « “Oh mon Dieu! Oh mon Dieu! Que cette enfant est belle!” Et leur joie fut si grande qu’ils ne la réveillèrent pas, mais la laissèrent dormir dans son petit lit. » On ne saurait rêver plus saisissante représentation de l’asexuation des nains. Vivant seuls au milieu de la forêt, ils découvrent une jeune fille splendide dont le narrateur nous a fait comprendre qu’elle était la perfection même de son sexe. Et que font ces gentils nains? Ils la nomment “das Kind” – le mot est neutre en allemand – s’extasient sur sa beauté… puis s’en vont tranquillement dormir ! En général, pourtant, les contes de Grimm connaissent parfaitement le risque encouru par une jeune fille qui rencontre des hommes au milieu d’une forêt : pensez aux Six Cygnes ou au Chasseur accompli. Les Grimm sont moins naïfs et moins mièvres que certains de leurs imitateurs : si les sept nains sont pris d’un impérieux sommeil en apercevant Blancheneige, c’est précisément parce qu’eux n’ont rien d’autre à faire avec elle.

Dans de telles conditions, comment interpréter leur offre : « Si tu veux t’occuper de notre ménage, faire la cuisine, les lits, la lessive, coudre et tricoter, tu peux rester chez nous, tu ne manqueras de rien »? De ce que nous en avons appris, il est indubitable que les nains se débrouillaient fort bien sans elle : que pourrait-elle leur apporter ? Contrairement, là encore, à ce que prétend Walt Disney, Blancheneige n’est pas importune, elle est seulement superflue. Face à ces nains qui l’aiment sans jamais la désirer, et qui l’égalent en tout ce qui pourrait constituer sa spécificité féminine, elle est en voie de devenir la (le?) huitième du groupe – et s’il m’était possible de l’exprimer en allemand, j’emploierais bien évidemment, moi aussi, le genre neutre en cet endroit… Qu’elle puisse si aisément s’intégrer à leur société manifeste qu’elle abdique les pouvoirs et devoirs de son sexe. Son séjour « là-bas » – en ce lieu où l’habileté ménagère est frappée du sceau de l’asexuation – débute significativement sur un endormissement et s’achève en une mortelle léthargie : il figure le sommeil de sa féminité.

« Et Blancheneige demeura longtemps, longtemps » ainsi suspendue entre la mort et la vie. Alors qu’en l’exposant dans un cercueil de verre, les nains s’étaient opposés, avec une désarmante obstination, à ce qu’elle vienne les rejoindre dans leur séjour préféré – le fond de « la terre noire » –, le prince qui la découvre éprouve aussitôt un désir exactement inverse : emporter ce corps déjà bien-aimé en son lieu de prédilection à lui – le château de son père. Or, c’est précisément cette volonté de possession – naïvement exprimée, mais infiniment plus suggestive que les mièvres oeillades de Disney –, qui réveille la féminité endormie de Blancheneige. Dans cette histoire où la démission des figures masculines – marquée en particulier par une totale absence du père – a laissé libre cours à la jalousie meurtrière de la marâtre, c’est bien un désir d’homme qui parvient à briser la malédiction consécutive à l’incompétence parentale. De « Blancheneige » qu’elle était avant lui – avec tout ce que ce nom comportait d’espoir, mais aussi de sujétion à un ordre maternel –, voici l’objet de son amour désormais instauré « la jeune reine » (“die junge Königin“), c’est-à-dire épouse de roi elle aussi.

À partir de ce moment, l’ordre des prééminences bascule : celle qui tyrannisait jusqu’à la Réalité de son royaume, il paraît tout naturel, à présent, qu’« on » –n’importe qui – lui apporte l’instrument de sa mise à mort, des mules de fer chauffées à blanc avec lesquelles elle va devoir danser. Exhibitionniste forcenée, la reine n’avait jamais aucun partenaire autre que son image en miroir. Pétrifiée dans son narcissisme, elle ne parvenait pas à se représenter en face d’un autre, d’un autre à séduire : elle se montrait à elle-même, pour elle-même, en une insatiable gesticulation. Son supplice dit qu’à trop cultiver le paraître, on finit par s’épuiser à mort.

C’est ici qu’il importe d’insister sur un point : la seconde épouse du roi ne se contentait pas de jalouser Blancheneige, elle craignait cette enfant. À chaque fois que le miroir lui assénait l’intolérable vérité, les mots de la frayeur (en particulier le verbe erschrecken) prédominaient sur ceux de l’envie. Là, nous retrouvons une dimension qui nous frappe aussi dans d’autres contes : ce qui se trame apparaît vite comme une question de vie et de mort entre deux femmes. Tout se passe, dans l’inconscient collectif, comme si l’accès d’une jeune fille à la maturité féminine impliquait la mise à mort d’une autre, plus âgée…

Au-delà des soubresauts individuels à la surface des phénomènes, cependant, il y a une inéluctabilité de fond : il est dans l’ordre des choses humaines que les générations succèdent aux générations, et celle qui refuse de l’entendre mérite – non de mourir, ce qui serait trop naturel –, mais d’être suppliciée en proportion de son inhumanité. Cette inéluctabilité, aucun conte, je crois, ne l’a dite de façon aussi émouvante: « Et quand l’enfant fut née, la reine mourut » (“Und wie das Kind geboren war, starb die Königin“). La formulation est tellement crue et inattendue qu’elle a incité certains traducteurs (A. Guerne) à insinuer que la première épouse du roi ait pu mourir en couches. Il me semble que la discrète ambiguïté du texte est d’une tout autre portée : une inéluctabilité reconnue que le conte inscrit comme une polarité – un mouvement normal de vie et de mort – et non comme une dénonciation. La conjonction allemande wie, je crois, privilégie la séquentialité (la temporalité) par rapport à la causalité. Certes, il persiste un doute – il est possible au fond que la naissance de l’enfant ait causé la mort de la mère, mais la sagesse apaisée du narrateur prolonge la sérénité de cette reine qui avait placé dans une féminité à naître l’espoir de la sienne. L’enfant est née – et puis sa mère s’en est allée… Ça s’est passé comme cela, sans un mot, sans une plainte, parce que, d’une façon ou d’une autre, ça s’est toujours passé comme cela dans la société des hommes : les mères ne sont pas faites pour survivre à leurs filles, et qui ne le veut pas comprendre franchit les bornes de l’humain.

Le père incompétent

Après avoir évoqué l’archétype de la marâtre, venons-en à l’incompétence paternelle.

Ainsi de ce jeune père, tellement obnubilé par son échec professionnel qu’il en vient même à oublier l’existence de sa fille9; et qui, confronté ensuite aux conséquences de son effarante inconscience, n’aura pas peur de la supplier pour qu’elle sacrifie sa féminité sur l’autel de sa paternité prise en défaut.

Écoutez plutôt…

Un meunier était peu à peu tombé dans la misère et il n’avait plus rien que son moulin avec, derrière, un grand pommier. Un jour qu’il était allé chercher du bois dans la forêt, un vieil homme qu’il n’avait encore jamais vu s’approcha de lui et lui dit : « pourquoi t’échines-tu à casser du bois ? Je peux te rendre riche si tu me promets ce qui se trouve derrière ton moulin. – Qu’est-ce que cela pourrait être sinon mon pommier ? » pensa-t-il, il accepta et s’engagea par écrit. Mais l’inconnu éclata d’un rire sarcastique et dit : « dans trois ans, je viendrai chercher ce qui m’appartient » et il s’en fut. Quand le meunier rentra chez lui, sa femme vint à sa rencontre et lui dit : « Dis-moi, meunier, d’où vient cette richesse soudaine dans notre maison ? Tout d’un coup toutes les caisses et les armoires sont pleines, personne n’a rien apporté et je ne sais pas comment cela s’est produit. » Il répondit : « Cela vient d’un inconnu que j’ai rencontré dans la forêt et qui m’a promis de grands trésors ; en échange, je me suis engagé par écrit à lui donner ce qui se trouve derrière le moulin : nous pouvons bien sacrifier pour cela notre grand pommier. – Ah, mon pauvre homme, dit la femme épouvantée, c’était le diable, il ne parlait pas du pommier, mais de notre fille qui était derrière le pommier et balayait la cour.

La fille du meunier était belle et pieuse, elle vécut ces trois ans pieusement et sans péchés. Quand le temps fut révolu et que le jour vint où le diable voulut la prendre, elle se lava soigneusement et traça autour d’elle un cercle de craie. Le diable se montra de bonne heure, mais il ne put pas l’approcher. Furieux, il dit au meunier : « Ôte-lui toute eau afin qu’elle ne puisse plus se laver, sans quoi je suis sans pouvoir sur elle. » Le meunier eut peur et obéit. Le lendemain le diable revint, mais elle avait pleuré sur ses mains et elles étaient parfaitement propres. Alors une fois de plus il ne put l’approcher et dit plein de colère au meunier : « Coupe-lui les mains, sinon elle m’échappe. » Le meunier fut épouvanté et répondit : « Comment pourrais-je couper les mains de ma propre fille ! » Alors le Malin le menaça et dit : « Si tu ne le fais pas, tu es à moi et c’est toi que je prendrai. » Le père prit peur et promit d’obéir. Il alla donc trouver sa fille et lui dit : « Mon enfant, si je ne te coupe pas les deux mains, le diable m’emportera, et dans ma peur je le lui ai promis. Aide-moi donc dans ma détresse et pardonne-moi le mal que je te fais. » Elle répondit : « Cher père, faites de moi ce que vous voulez, je suis votre enfant. » Puis elle tendit ses deux mains et se les laissa couper. Le diable vint pour la troisième fois, mais elle avait tant pleuré sur ses moignons qu’ils étaient encore parfaitement propres. Alors il dut s’avouer vaincu et perdit tout droit sur elle.

Le meunier lui dit : « J’ai gagné une si grande richesse grâce à toi que je veux t’entretenir sur un grand pied toute ta vie durant. » Mais elle répondit : « Je ne peux pas rester ici ; je vais m’en aller ; des gens compatissants me donneront bien ce dont j’ai besoin. » Puis elle se fit attacher ses bras mutilés derrière le dos et, au lever du jour, elle se mit en route et chemina jusqu’à la nuit. »

Désormais, elle va se présenter comme « une pauvre créature abandonnée de tous, sauf de Dieu. » On pourrait se demander en quoi elle est « abandonnée » dans la mesure où elle a pris elle-même la décision de quitter le logis paternel, où elle était au contraire invitée à rester. Mais est-ce le sort des filles, surtout quand elles sont aussi belles que le dit le conte, de demeurer à vie au côté de leur papa ? C’est à juste raison qu’elle situe en amont l’origine de cet abandon : « Mon enfant, […] aide-moi », avait supplié son père confronté aux conséquences de sa propre incurie. Mais est-ce aux enfants de protéger leur père ? Il était bien là, l’abandon…

Devenue par le fait même la fille de personne, la malheureuse est recueillie par un roi, qui lui fait fabriquer des mains en argent, et qui l’épouse. Mais le conte ne s’arrête pas à ce happy ending.

Un an après, le roi dut partir pour la guerre, alors il recommanda la jeune reine à sa mère et dit : « Quand viendra le moment de ses couches, gardez-la en bonne santé et soignez-la bien et écrivez-moi tout de suite une lettre. » Or elle mit au monde un beau garçon. Alors la vieille mère s’empressa d’écrire pour lui annoncer la bonne nouvelle. Mais le messager se reposa en route au bord d’un ruisseau, et comme sa longue marche l’avait fatigué, il s’endormit. Alors le diable, qui cherchait à nuire à la pieuse reine, vint échanger la lettre contre une autre, dans laquelle il était dit que la reine avait mis au monde un avorton. Quand le roi lut cette missive, il fut épouvanté et s’affligea fort, pourtant il répondit qu’ils eussent à veiller sur la reine et à la bien soigner jusqu’à son retour. Le messager repartit avec la lettre, se reposa au même endroit, et de nouveau s’endormit. Alors le diable vint derechef, lui mit une autre lettre dans sa poche, où il était dit qu’ils devaient faire mourir la reine et son enfant. En recevant cette missive, la vieille mère fut grandement effrayée, elle ne put pas le croire et écrivit encore une fois au roi, mais elle ne reçut pas d’autre réponse parce que chaque fois le diable substituait une autre lettre à celle du messager : et dans la dernière, on ajoutait qu’ils devaient garder la langue et les yeux de la reine comme preuve.

Mais la vieille reine se désola de devoir verser un sang si innocent, pendant la nuit elle envoya chercher une biche, puis elle lui coupa la langue et les yeux et les mit de côté. Ensuite, elle dit à la reine : « Je ne peux pas te faire tuer comme le roi l’ordonne, mais il ne t’est pas possible de rester plus longtemps ici : va avec ton enfant dans le vaste monde et ne reviens jamais. » Elle lui attacha son enfant sur le dos et la pauvre femme s’en fut en versant des larmes.

Ce que le conte nous donne ainsi à voir avec une lucidité déconcertante, c’est l’impact durable des défaillances parentales sur l’épanouissement amoureux ultérieur de l’enfant qui les a subies. Car dans sa perversité, le diable est parfaitement logique : ayant fait mutiler la fille par son père, il s’efforce ensuite de démontrer que celle-ci ne peut plus engendrer qu’un monstre. Deux choses sont donc tout à fait claires : d’une part, l’acharnement du diable sur la jeune fille vise précisément la tentative de reconstruction sexuelle qu’elle a entreprise avec l’appui d’un homme qui l’aime (et justement, cet homme admirable est absent au moment du drame) ; d’autre part, cette persistance de malheur n’a d’autre origine que l’incompétence paternelle et ses conséquences sur le long terme.

C’est seulement la fidélité d’un autre de l’autre sexe qui parviendra à rompre le déterminisme de toute cette souffrance. Enfin rentré de guerre, le roi apprend le drame qui s’est déroulé en son absence, et le stratagème désespéré auquel la reine-mère a eu recours pour sauver sa bru : la chasser du royaume, avec son enfant attaché sur le dos !

Alors le roi dit : « Je vais aller aussi loin que s’étend l’azur, sans boire ni manger, jusqu’à ce que je retrouve ma chère femme et mon enfant, s’ils n’ont pas succombé ou ne sont pas morts de faim entretemps.

Il faut prendre la mesure de ce serment formidable, car l’homme qui se fixe une telle épreuve n’a jamais démérité dans son attachement à l’Autre; il est au contraire allé très loin en choisissant celle dont personne ne voulait, en lui réinventant une féminité, et en assumant jusqu’au bout toutes les conséquences de son choix amoureux : que par cette femme épousée en dépit de sa féminité mutilée, il ait pu n’engendrer qu’un monstre.

En s’engageant de la sorte, le roi ne cherche pas à se mortifier : il exprime avec une force renversante qu’il ne peut, ni ne veut vivre en l’absence de l’Aimée. Il refuse d’exister pour lui-même – de boire ou de manger – tant que celle qu’il a voulu réparer n’aura pas réintégré toutes les prérogatives d’une féminité qu’il aura fantasmée avant même de la posséder… Et il consacre une implacable énergie à cette quête de l’Autre.

Le roi parcourut le monde pendant sept ans, et il les chercha dans toutes les fentes de rocher et dans les cavernes (…) Il ne mangea ni ne but pendant tout ce temps, mais Dieu le maintint en vie.

Le voilà donc le thème par quoi ces contes deux fois centenaires nous touchent encore, car il est d’une émouvante actualité : l’amour humain est possible. Non pas l’amour passion, non pas le coup de foudre – il y a tellement de littérature là-dessus. Non pas non plus l’amour tragique, celui – traditionnel dans l’Occident chrétien – qui conduit au désespoir et à la mort. Mais au contraire l’amour sans la mort, l’anti-Tristan et, par-dessus tout : l’amour dans la fidélité, l’amour dans la durée…

Pour insérés qu’ils soient dans une tradition peut-être millénaire, les contes de Grimm continuent donc de nous toucher au plus profond de notre moi. Ils nous racontent l’incompétence de nos parents – parfois leur méchanceté – ils analysent avec une perspicacité sans faille tous les obstacles que cette incompétence parentale a jetés en travers de notre accomplissement d’êtres sexués. Les dramatisations merveilleuses nous parlent d’un pacte infernal, d’une mutilation effroyable, d’un message falsifié, d’une fuite précipitée. Mais nous savons bien ce qui se cache derrière ces représentations : les inexplicables méprises de nos parents, la mutilation de nos cœurs désolés, la parole vraie que nous n’avons pas su faire passer, notre impuissance à vivre avec un autre dans une stabilité émotionnelle.

Se trouver et s’aimer

Dans la simplicité de leurs moyens formels, les contes sont profonds. Ce qui pousse les Amants l’un vers l’autre, ce mouvement de reconnaissance, n’est pas une compulsion morbide à toujours retourner ensemble coûte que coûte. Les couples qui se reforment en dépit d’une faute d’amour, ou d’une forte contrainte extérieure, ne sont pas ceux dont on dit couramment, et à chaque tourmente: « Avant quinze jours, ils seront à nouveau ensemble »… Revenir « vraiment » l’un vers l’autre, c’est difficile, et c’est ainsi qu’il faut entendre l’effarante durée de ce retour: « des années », dit le conteur…

Dans le conte L’ondine dans l’étang, le père a cette fois carrément oublié que son épouse était sur le point d’accoucher. Une fois encore pour des raisons d’argent, il fait vœu de donner à l’ondine « ce qui vient de naître dans sa maison » – un chaton ou un chiot, pense-t-il. Devenu chasseur, le fils né dans ces conditions d’inconcevable incurie paternelle se marie, et c’est le moment que l’ondine choisit pour venir récupérer son dû.

Comme le soir tombait et que le chasseur ne rentrait pas, sa femme fut prise de peur. Elle sortit pour le chercher et comme il lui avait souvent raconté qu’il devait se méfier des pièges de l’ondine et ne pas se risquer dans le voisinage de l’étang, elle devina ce qui s’était passé. Elle courut à l’eau et quand elle eut trouvé sa gibecière sur la rive, elle ne douta plus de son malheur. Se lamentant et joignant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais en vain : elle courut de l’autre côté de l’étang et recommença à l’appeler, accablant l’ondine de dures paroles, mais elle ne reçut pas de réponse. La surface de l’eau restait calme, seul le demi-visage de la lune regardait vers elle sans bouger.

La pauvre femme ne quitta pas l’étang. Sans trêve ni répit, elle en fit le tour d’un pas précipité, tantôt en se taisant, tantôt en poussant un cri déchirant, tantôt en gémissant d’une voix douce. Enfin ses forces s’épuisèrent : elle s’affaissa sur le sol et tomba dans un profond sommeil. Et bientôt elle fit un rêve.

Elle montait pleine d’angoisse entre deux grands blocs de rochers, les épines et les ronces lui déchiraient les pieds, la pluie lui cinglait le visage et le vent mugissait dans ses longs cheveux. Parvenue au sommet, elle découvrait un tout autre spectacle. Le ciel était bleu, l’air léger, le sol descendait en pente douce, et sur une prairie verte parsemée de fleurs de toutes couleurs se dressait une hutte bien propre. Elle allait dans cette direction et ouvrait la porte ; il y avait là une vieille à cheveux blancs qui lui faisait un signe amical. A cet instant, la pauvre femme se réveilla. Le jour était déjà levé, et elle résolut de suivre aussitôt les indications du rêve. Elle gravit péniblement la montagne et tout se trouva comme elle l’avait vu dans la nuit. La vieille l’accueillit aimablement et lui montra une chaise où elle la fit asseoir. « Il doit t’être arrivé malheur, dit-elle, pour que tu cherches refuge dans ma hutte solitaire. » La femme en larmes lui raconta ce qui lui était arrivé : « Rassure-toi, lui dit la vieille, je vais te venir en aide : voici un peigne d’or. Attends que la pleine lune monte dans le ciel, puis va à l’étang, assieds-toi sur la rive et démêle avec ce peigne tes longs cheveux noirs. Mais quand tu auras fini, pose le peigne près du bord, et tu verras ce qui va se passer. »

La femme rentra chez elle, mais le temps lui parut long jusqu’à l’apparition de la pleine lune. Enfin, le disque lumineux apparut dans le ciel ; alors elle se dirigea vers l’étang, s’assit sur le bord et peigna ses longs cheveux noirs avec le peigne d’or, et quand elle eût fini, elle le posa sur le bord de l’eau. Aussitôt l’abîme bouillonna, une vague se souleva, roula sur la rive et emporta le peigne. En un rien de temps, autant qu’il en fallait au peigne pour toucher le fond, la surface de l’eau se fendit et la tête du chasseur surgit. Il ne parla pas, mais regarda sa femme avec des yeux tristes. Au même instant, une seconde vague déferla en mugissant et recouvrit la tête de l’homme. Tout avait disparu, l’étang était aussi tranquille qu’auparavant et seul s’y reflétait le visage de la pleine lune.

Désolée, la femme rentra, mais elle vit en rêve la hutte de la vieille. Le lendemain, elle se remit en route et alla conter ses peines à la sage-femme. La vieille lui donna une flûte d’or en lui disant : « Attends de nouveau la pleine lune, puis prends cette flûte, assieds-toi sur la rive et joue une belle mélodie, et quand tu auras fini, pose la flûte sur le sable ; tu verras ce qui va se passer. »

La femme fit ce que la vieille avait dit. À peine eut-elle posé la flûte sur le sable que l’abîme bouillonna : une vague se souleva, s’approcha et emporta la flûte. Peu après, l’eau se partagea et ce ne fut plus seulement la tête, mais la moitié du corps de l’homme qui apparut. Il tendit les bras vers elle, plein de désir, mais une seconde vague déferla, le recouvrit et l’emporta au fond.

« Ah, dit la malheureuse, à quoi me sert de voir mon bien-aimé si je dois toujours le perdre ? » Le chagrin emplit de nouveau son cœur, mais un rêve la conduisit pour la troisième fois dans la maison de la vieille. Elle se mit en route, la vieille lui donna un rouet d’or et la consola en lui disant : « Tout n’est pas encore accompli, attends que la pleine lune se montre, puis prends ce rouet, assieds-toi sur la rive et file toute la bobine ; quand tu auras fini, pose le rouet près de l’eau et tu verras ce qui va se passer ».

La femme obéit scrupuleusement à tout. Dès que la pleine lune se montra, elle porta le rouet d’or sur la rive et se mit à filer avec diligence, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de fil et que la bobine fût remplie. Mais à peine eût-elle posé le rouet sur le bord que l’abîme bouillonna encore plus fort que les autres fois, une vague puissante s’élança et emporta le rouet. Aussitôt, la tête et tout le corps de l’homme surgirent dans un jet d’eau. Vite il sauta sur la rive, prit sa femme dans ses bras et s’enfuit. Mais ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin que l’étang tout entier se soulevait dans un grondement effroyable et inondait la vaste campagne avec une force dévastatrice. Les fugitifs se voyaient déjà perdus : alors la femme dans son angoisse appela la vieille à l’aide, et à l’instant ils furent changés ; elle en grenouille, lui en crapaud. Le flot qui les avait atteints ne put pas les tuer, mais il les sépara l’un de l’autre et les emporta très loin.

Ayant retrouvé forme humaine, mais égarés dans le monde par la force de la tempête, ils restent encore des années séparés l’un de l’autre. Et lorsque leurs routes se croiseront par un merveilleux hasard, il leur faudra encore longtemps avant de se reconnaître :

Il la regarda, et ce fut comme si un voile lui tombait des yeux ; il reconnut sa femme bien-aimée ; et quand elle regarda son visage éclairé par la lune, elle le reconnut aussi, ils s’étreignirent et s’embrassèrent et point n’est besoin de demander s’ils furent heureux.

Conclusion : fidélité, réparation

Ainsi, chez les Grimm, l’impassible abstraction de la formule rituelle – « il était une fois » – s’inverse en une invocation d’avenir : un jour, un jour viendra où la fidélité sans faille d’un partenaire aura raison de toutes ces injustices du destin, de toutes ces épreuves, de toute cette souffrance.

L’épilogue de ces contes s’illumine ainsi d’une eschatologie érotique bouleversante. Par la compassion d’un Autre de l’autre sexe, par la puissance structurante de son désir et par l’effet de son inconcevable fidélité, viendra le temps de la réparation : le temps où il sera possible d’aimer et d’être aimé.

  1. Prononcée à l’occasion d’une récente invitation, la présente conférence fusionne des éléments dont certains ont déjà été publiés ici ou là, à commencer sur le présent site. A priori, j’essaie d’épargner à mes visiteurs les redites, mais bah ! Pour un homme de ma génération (et sur un sujet pareil, de plus), il n’est pas forcément honteux de n’être pas obligé de se renier. Pas honteux, non plus, de ne pas sacrifier à la passion contemporaine pour la repentance. J’assume d’avoir déjà dit pas mal de ces choses, et depuis fort longtemps… Au lecteur d’apprécier si elles sont toujours d’actualité.
  2. M. Girard, Les contes de Grimm – Lecture psychanalytique, Imago, 1991.
  3. « (…) le but de ce Conte est qu’un Enfant apprenne qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine que de manquer à son devoir » !
  4. B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Laffont, 1976.
  5. Toujours insolents, les chiffres de vente du livre de Bettelheim attestent la prospérité de l’imposture dès qu’il s’agit d’occulter la réalité de la maltraitance adulte – qui est pourtant le point nodal de ces contes.
  6. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Le Seuil, 1996, p. 77.
  7. C. Castoriadis, Une société à la dérive, Le Seuil, 2005, p. 155-6.
  8. On me permettra de penser que l’épidémie de cette pseudo nouvelle entité que l’on appelle « perversion narcissique » ne fait que refléter les conséquences prévisibles d’un phénomène pas exactement contemporain mais récent à l’échelle de l’histoire humaine, à savoir l’éducation des enfants-rois, généralement par des reines-mères – qu’elles soient seules ou conjointes à des ombres d’homme.
  9. On retrouve ce motif du voeu inconsidéré dans d’autres contextes, par exemple dans l’histoire biblique de Jephté (Juges, 11, 30-40) qui, s’apprêtant à une bataille, fait promesse d’offrir en holocauste la première personne qui sortira de sa maison si Yahvé lui donne la victoire – cette première personne s’avérant être sa fille. Il me semble que le motif de cette thématique, c’est justement le degré d’inhumanité (d’indifférence à l’Autre) où l’on peut être conduit quand on est obsédé par une problématique pré-génitale: l’argent dans le conte, l’extermination des ennemis dans Jephté.